Pauvres enseignants !

Publié le par Patrick d'Elme

Partout, ce ne sont qu'enseignants qui souffrent de maltraitance de la part de leurs élèves, plus de 60 cas par jour, dit-on!  Enfin, la justice leur a donné raison sur un point: ils ne seront pas notés par leurs élèves. Craignaient-ils donc de si mauvais résultats ? Ils continueront donc à se noter entre pairs. A ce jeu, il n'y a pas grand risque. Mais comment font-ils ces pauvres fonctionnaires protégés de partout dans la vie quotidienne, dans la rue, dans les transports, chez eux ? On continue de les agresser ? Pour leur info, voici un extrait (un peu long pour un blog, je le confesse) d'un livre en préparation sur le sujet plus général de la communication.

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Alors, un 15 septembre 1966, je me suis retrouvé face à 18 bambins, dont le plus petit avait une tête de plus que moi, et qui parlaient mieux l’arabe que le français. Ou faisaient comme si, excellente façon de me laisser sur la touche, quand ils en avaient besoin. Nous n’avions que quatre ans de différence. Je compris tout de suite que je n’aurai pas le dessus en utilisant les méthodes traditionnelles qui les avaient menés là…et qui avaient épuisé mes prédécesseurs. Mais comme personne ne m’avait jamais appris ces fameuses méthodes pédagogiques, pour autant qu’elles existent pour les classes de « fin d’études », je ne me sentais pas lié par quelque engagement que ce soit.

 

Donc, je leur dis : « Voilà, je suis votre nouveau maître. Pour vous, c’est la dernière année. Je sais que ça vous emmerde, mais ni vous ni moi n’avons le choix. Moi, je n’ai rien contre vous, je ne vous connais pas. Mais vous, avant de me connaître, je sais que votre sport sera de me dégommer au premier tournant (autant parler le langage de ceux qui vous écoutent). Alors, on va essayer d’échapper à ce machin où chacun veut faire du mal à l’autre. Moi, je ne vous donnerai ni billets de retard, ni punitions. Si vous ne venez pas en cours, je n’irai pas vous chercher, ni vous dénoncer. Si vous voulez foutre la pagaille dans la classe, je m’en moque aussi, c’est dans votre classe que vous foutrez la pagaille, pas dans ma vie. »

 

Quand on commence une année scolaire, même avec les pires, on n’a pas cent jours de grâce comme les gouvernements, on a 100mn. Pour l’instant, j’étais dans le timing. Alors j’ajoutai : « On va d’abord devoir se présenter, moi, je m’appelle Patrick. Et vous ? Vous voulez bien inscrire votre prénom sur la bande de papier que je vais vous distribuer avec un feutre ? » Chacun écrivit son prénom. Trois avaient de drôles de prénoms : l’un s’appelait « enculé », l’autre « jé oublyé », le troisième avait écrit en Arabe. Je décidai de les appeler ainsi, et puisque je ne savais pas lire l’Arabe, pour le dernier, de dire « machin ». On verrait bien avec le temps.

 

En ramassant les papiers, je saluai chacun par son nom et lui serrai la main. J’eus le sentiment qu’il y avait longtemps que ça ne leur était pas arrivé. Puis, après « la récré », le temps pour eux de se concerter ou de discuter, je leur annonçai le programme « pédagogique » (évidemment sans utiliser ce mot) de la semaine : football tous les jours ! Ca, c’était une surprise ! Mais comment constituer un groupe autrement qu’autour de son seul intérêt, les matches. Par contre, la règle était stricte. Les équipes, pour chaque match seraient tirées au sort, de façon à ce qu’elles ne soient pas le berceau de futurs clans dans l’avenir, je, moi, « le maître » ne serait jamais arbitre mais joueur comme les autres, l’arbitre serait l’un des leurs désigné par le tirage au sort.

 

L’après-midi, nous étions sur le stade attenant à l’école. L’arbitre n’osait pas siffler mes fautes les plus flagrantes, et je ne me privais pas d’en faire. Moi, si l’arbitre ne siffle pas, je continue de jouer. Ce sont bien sûr nos adversaires qui s’en prirent à lui. « Oui, mais c’est le maître ! », plaida l’infortuné. On me prit à témoin. Je dis à l’arbitre que j’avais bien précisé les règles avant le début de la partie : sur le terrain je suis un joueur comme les autres, le patron, c’est l’arbitre.

 

Cet incident (prévu) remit les choses en place et nous jouâmes toute la semaine. Mes collègues se demandaient si je n’étais pas un peu dérangé, mon directeur était assez content de ne pas l’être lui deux ou trois fois par jour par un instituteur débordé qui appelait au secours pour remettre de l’ordre dans « sa » classe. Une telle pratique, bien entendu, affaiblit le chef (puisqu’il a besoin de l’intervention de son propre chef). Ma technique à moi était à l’opposée : les troupes régulaient elles-mêmes les problèmes de discipline, et je pouvais me contenter d’observer la posture bouddhiste que m’avait enseigné un ami : « Montagne immobile ». Ne bouges pas, le monde s’organisera autour de toi.

 

Et c’est bien ce que fit mon petit monde. La semaine suivante, il y eut consensus pour faire une pause football. « Enculé » s’appelait Ahmed,

« jé oublyé », Ali, et « machin » Mehdi. Au moins tout le monde avait un nom. Mais que faire ? Ouvrir des livres mille fois rejetés, déchiffrer un tableau noir, écouter le « maître » ? Absurde. L’objectif n’était pas tant d’apprendre que de pratiquer. Tous savaient parler, mais peu savaient quand et comment. Or faire de ces 18 jeunes gens des êtres à l’aise dans le langage courant, ça, ce pouvait être un des objectifs d’une classe de « fin d’études ».

 

A l’époque, le téléphone commençait à se développer, certes pas dans le bidonville, mais deux de mes élèves l’avaient chez leurs parents (en 1965, le taux d’équipement des foyers était de 11%) et les cabines publiques commençaient à fleurir. On s’éloignait du « 22 à Asnières ». Nous décidâmes donc d’apprendre à téléphoner. Pas pour de vrai, bien sûr, mais en récupérant trois ou quatre postes dans les poubelles du bidonville, qui, après nettoyage faisaient parfaitement l’affaire. Ca c’était de l’expression orale ! Si Ahmed appelait Ali, il devait composer un numéro, un compère faisait le bruit de la sonnerie, Ali décrochait, disait « Allo » et la conversation devait commencer. Nous en avions fixé le sujet à l’avance, mais ce n’était pas si évident de dire : « Ali ? c’est Ahmed. Je t’appelle parce que je voudrais te demander un renseignement – Oui, quel renseignement ? –etc. » Puis à la fin de la conversation : « Bon, je te remercie Ali – De rien, tu peux m’appeler quand tu veux. Au revoir Ahmed ».

 

Aujourd’hui, cette méthode est toujours pratiquée dans les séminaires de cadres. Ca s’appelle « un jeu de rôle ».

 

Sur quoi bute-t-on dans les études comme dans la vie professionnelle ? Sur des concepts abstraits qu’on n’arrive pas à visualiser, à rendre concrets. C’est vrai de toutes les disciplines : à moi, une intégrale ne me dit rien, à tel autre toutes les philosophies assemblées ne font qu’une grosse bouillie d’idées, etc. Evidemment, les bons pédagogues, les bons managers sont ceux qui ont le talent de rendre concret ce qui la veille semblait incompréhensible. Un des exemples les plus lumineux en la matière est la « communication ». En dehors des professionnels, à peu près personne ne sait ce que c’est, et, par commodité, la réduit à la « publicité », parce que ça, au moins, on connaît.

 

Il y a un concept qui paraît évident à la plupart d’entre nous, c’est celui d’une « ville ». Ce ne l’était pas, ou si confusément, pour mes élèves du « bidonville » devenu depuis une « cité sensible ». Ah ! la beauté du langage ! A l’époque, la télévision était peu répandue, surtout dans les milieux pauvres – qu’on baptisa plus tard « défavorisés », sans doute pour faire plus propre – et je n’avais que trois élèves sur 18 qui avaient un jour pris le train de Nanterre à Paris.

 

Bien, à nous deux Paris ! Je commençai par apporter des photos, des plans. Ils complétèrent avec des cartes postales, de vieux calendriers ramassés dans leur immense campement où l’on trouvait de tout. Discussion collective pour savoir d’où on allait voir Paris. La Tour Eiffel semblait le lieu tout désigné, mais c’était payant et nous n’avions pas de budget. On choisit donc la terrasse du Sacré-Cœur qui offre un admirable point de vue. C’étaient les beaux jours. On fixa une date en sachant qu’on reporterait au lendemain si ce jour-là il pleuvait. Il me fallait deux parents pour m’aider à accompagner le groupe, je ne trouvais qu’une mère pouvant se rendre libre et je me dis qu’on ferait avec, la grande Education Nationale ne nous donnant aucune aide ni en encadrement, ni en car, ni bien sûr en subvention, pas plus que la ville communiste de Nanterre.

 

Nous préparâmes ce voyage avec beaucoup de soins. Jamais je n’eus une classe aussi unie et solidaire : elle était tout entière tournée vers un projet. Pour que cette expédition ne soit pas sans lendemain ni sans souvenir, nous décidâmes d’en faire un reportage. Plusieurs petits groupes furent constitués en fonction des talents de chacun : certains écriraient, d’autres sauraient raconter à la fête de fin d’année scolaire, d’autres dessineraient ; l’un d’entre eux se fit prêter un appareil photo par son grand frère et décida qu’il lui fallait un assistant. Tous les grands photographes, lui avait-on dit, avaient un assistant. Soit, ainsi tous étaient employés. Pour cette œuvre collective, il fallait un titre, parce que ce qui n’a pas de nom n’existe pas. Ils choisirent : « Notre grand voyage à Paris ».

 

Restait à boucler le budget pour payer les allers-retours train et métro, la pellicule photo et son développement, et un soda qu’on rajouterait au pique-nique préparé gentiment par la dame de la cantine. Chacun y alla de sa quête auprès des siens, et je suis bien certain que personne ne vola un centime pour un si beau projet, je mis un peu plus de ma poche et je m’en allai trouver le directeur pour une petite rallonge. Il me dit : « Vous savez sûrement que l’Administration interdit ce genre de déplacement, disons, euh… autogéré ? Faisons comme si je n’étais pas au courant ». Puis il sortit son portefeuille et me donna à titre personnel un billet de 50 francs. Je n’en croyais pas mes yeux ! Je balbutiai « merci, merci beaucoup », et lui me répondit : « Allez, bon voyage ! ». Au moment de sortir de son bureau, il me rappela : « Dites-moi, c’est vous qui leur avez appris à me serrer la main quand ils arrivent le matin et à me dire Bonjour Monsieur ? » « Ah ! non, répondis-je embarrassé, ça a du leur venir comme ça. Si je leur avais demandé, ils ne l’auraient sans doute pas fait. » - « Oui, c’est bien comme ça, je m’en doutais. »

 

De retour dans ma classe, je racontai tout à mes élèves qui applaudirent spontanément le directeur. Qui pouvait prévoir quelques mois plus tôt ce que deviendraient « les incurables » ? Le voyage à Paris, pardon, « le grand voyage à Paris » fut l’un de mes plus beaux souvenirs d’instit."

 

 

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